Le manifeste de Linux

d'après bootnet, traduit en français par Sébastien Blondeel. Publié avec l'autorisation de l'auteur, qui demande qu'on laisse un pointeur sur la la version originale de ce texte.
Nombreux sont ceux qui ont succombé au régime puissant du système d'exploitation de M. Gates, mais tout espoir n'est pas perdu. En effet, un nouveau chef de file a émergé de cet obscurantisme et de ce désespoir --- Linus Torvalds. Et ce n'est que grâce à Linux --- son système d'exploitation révolutionnaire destiné au plus grand nombre --- que pourront venir le salut, la sécurité, et le soulagement.

Mais une armée qui ne compte qu'un seul homme ne peut pas gagner la guerre, et M. Torvalds a besoin de votre aide pour l'aider à transmettre son manifeste au monde.


(N.d.T. : La fondation du logiciel libre, ou FSF, recommande de n'appeler Linux que le noyau, et d'utiliser le terme GNU/Linux quand on parle de l'ensemble du système d'exploitation. L'auteur de cet article n'a pas suivi ces principes, confond parfois système et noyau, attribue à Linus Torvalds la paternité du projet GNU et sa réalisation, ce qui est incorrect. Indépendamment de mon opinion sur la question, je suivrai son choix.)

boot
Parlons de la mise au point de Linux. D'où tout cela est-il parti ?

Torvalds
L'idée m'est venue suite à des besoins personnels.

boot
Des besoins personnels ?

Torvalds
Oui, j'étais étudiant, et j'avais peu d'argent à investir dans les ordinateurs. Et je savais que je ne pourrais pas vivre avec MS-DOS et MS-Windows. Je voulais utiliser le système d'exploitation d'un tiers, et m'en contenter sans être inquiet. Mais aucun système d'exploitation ne remplissait ce cahier des charges. Il y avait les systèmes de très bas niveau, comme MS-DOS, et il y avait les systèmes de très haut niveau --- les véritables systèmes d'exploitation, comme Unix, que personne n'utilisait en tant que systèmes d'exploitation personnels. On les utilisait dans des entreprises commerciales, dans des universités --- dans des endroits importants. Et il importe peu à de telles institutions de jeter 10 000 USD par la fenêtre car une telle somme ne représente rien à leurs yeux. Mais aux yeux d'un étudiant pauvre comme moi, cette somme était considérable.

C'est ainsi que j'obtins un système d'exploitation à but éducatif, une petite chose semblable à Unix, qui se voulait être une aide pour permettre aux étudiants de comprendre le fonctionnement des systèmes d'exploitation. Mais cela ne suffisait pas. Quand j'avais 21 ans, j'étais très sûr de moi en matière de programmation, et moins sûr de moi pour tout le reste. Mais je savais que j'étais le meilleur programmeur du monde. Aussi ai-je décidé « Hé ! Pourquoi ne pas faire ça moi-même ? » Et c'est ce que je fis. Nombreux sont ceux qui m'ont dit qu'il faut être bon pour cela, mais il faut aussi être suffisamment fou, car en sachant à l'avance la quantité de travail que cela représente, personne de sain d'esprit ne se lancerait dans un tel projet.

boot
Si c'était à refaire, recommenceriez-vous ?

Torvalds
En sachant tout ce que je sais maintenant, oui. Ce fut une expérience formidable. Si je savais toutes les joies que cela m'apporterait et le succès que ce projet rencontrerait, bien sûr que je recommencerais. Mais si je ne connaissais que la quantité de travail que cela représente sans vraiment comprendre le plaisir que j'en tirerais aussi, je ne recommencerais pas.

boot
Vous avez déclaré que MS-DOS ne remplissait pas vos besoins en tant que système d'exploitation. Quels étaient vos besoins à l'époque ?

Torvalds
Eh bien, je programmais à un niveau assez proche de la machine --- des choses dans le style du langage d'assemblage. Mais les jeux et assimilés sont très gourmands en puissance de calcul. Et ce que les programmeurs ont tendance à faire, sous MS-DOS, c'est d'ignorer complètement le système d'exploitation. Rappelez-vous, j'étais à l'université, et je savais comment un système d'exploitation était censé fonctionner, et qu'il devait être capable de vous permettre de faire ce que vous aviez à faire sans vous forcer à contourner ses propres problèmes. Certaines personnes veulent vraiment prendre le contrôle de la machine sans devoir s'inquiéter ou connaître quoi que ce soit du système d'exploitation sous-jacent.

Mais ce n'est pas mon cas. Ce que je veux vraiment, c'est un système d'exploitation dont je puis dépendre, à qui je puis demander de faire ce que j'ai à faire. MS-DOS ne remplissait pas ce contrat, et MS-Windows pas plus, aujourd'hui encore. Quand je fais quelque chose, je m'attends à ce que l'ordinateur m'obéisse, car c'est ainsi que les ordinateurs sont supposés travailler. Mais si vous travaillez sous MS-Windows, MacOS, ou de nombreux autres systèmes d'exploitation non sécurisés, vous ne pouvez vraiment pas dépendre de la machine car trop nombreuses sont les erreurs qui peuvent entraîner un plantage du système. Et quand on dépend de trop nombreuses choses, on est assis nerveusement en espérant que le système ne s'écroulera pas. Je déteste vraiment ne pas pouvoir faire confiance au système.

boot
Et vous pouvez faire confiance à Linux ?

Torvalds
En fin de compte, oui. Mais quand je développe activement --- par exemple, quand j'ajoute de nouvelles fonctionnalités ---, je fais des choses qui rendent mon système personnel indigne de confiance. Je sais aussi que je ne suis pas à l'abri des erreurs ; mais d'un autre côté, quand quelque chose fonctionne mal, je peux au moins être sûr d'être capable de le corriger.

L'appel du firmament


boot
Vous estimez-vous célèbre ?

Torvalds
Parfois. Quand je donne des conférences, nombreux sont ceux qui viennent me voir pour me parler. Mais d'un autre côté, je ne dispose pas d'une armada de jeunes filles fanatiques qui hurlent et me jettent leurs sous-vêtements ! Ce qui n'est pas plus mal après tout, car je suis un homme marié !

boot
Souhaiteriez-vous être célèbre ?

Torvalds
Non, mon oeuvre est suffisamment reconnue pour que je me sente bien dans ma peau, et je sais que ce que je fais compte beaucoup pour de nombreuses personnes. Et c'est un sentiment très agréable que celui-là. Peut-être mon oeuvre n'a-t-elle pas une importance particulière à grande échelle, mais elle me suffit amplement et je suis heureux de la manière dont j'ai mené ma vie.

boot
Votre intention était-elle de réaliser un système d'exploitation à l'attention du monde entier ?

Torvalds
Non, non. C'était vraiment censé n'être que mon propre système personnel. Et si les choses s'étaient déroulées comme cela, Linux aurait cessé de se développer un an plus tard car il aurait rempli mes besoins personnels. Et ce faisant, il ne m'aurait plus semblé intéressant. Aucun programme n'est intéressant en soi pour un programmeur. Il n'est intéressant que tant que demeurent de nouveaux défis, et que de nouvelles idées se font jour.

C'est là que l'Internet est intervenu, en quelque sorte. Même au tout début, quand personne ne m'aidait vraiment à développer Linux, on commentait toutefois « Hé ! Ça ne remplit pas mes besoins ! ». À ce moment-là, ce n'étaient pas des fonctionnalités qui me manquaient, ou peut-être ne savais-je pas que j'en aurais besoin plus tard. Mais disposer de critiques, même de critiques qui se contentaient de dire « C'est bien, mais... », a rendu la totalité du projet bien plus intéressante.

boot
Pourquoi avoir utilisé l'Internet pour colporter le système ?

Torvalds
Je n'ai pas vraiment réfléchi en me disant « Hé, et si j'utilisais l'Internet à mon avantage ? » parce qu'il y a sept ans, ce n'est pas ainsi qu'on raisonnait. La plupart des gens qu'on trouvait sur l'Internet étaient des universitaires qui ne l'utilisaient que pour le courrier électronique et pour y déplacer des fichiers. Le web n'existait pas vraiment, pas encore.

Aussi ne fut-ce pas vraiment mon intention de m'appuyer sur l'Internet ; les choses se passèrent plutôt ainsi : « Hé ! J'ai ici un programme sympathique. » J'appartenais au milieu universitaire, où partager était un acte naturel. Dans la plupart des sciences, ce n'est pas vrai qu'en informatique, on ne gagne pas beaucoup d'argent. Les scientifiques n'ont pas la réputation d'être riches. Mais ils partagent leurs idées et en tirent de la reconnaissance.

Aussi ce ne fut pas une étape majeure pour moi de dire « Hé ! J'ai ici un programme que je trouve vraiment sympathique, peut-être vous plaira-t-il aussi. » Je connaissais certaines personnes qui avaient accès aux sites FTP les plus importants de Finlande, je leur en ai parlé autour de quelques bières, et ils ont dit « Hé, on va t'attribuer cette zone. Mets l'y quand tu seras prêt. » Et je l'y déposai, et j'en ai peut-être parlé à cinq personnes : « Hé, c'est la première version et elle n'est pas très bonne, mais si ça t'intéresse va jeter un coup d'oeil. » Et ces cinq personnes étaient intéressées. J'avais déjà discuté les idées du programme avec elles, aussi jetèrent-elles un coup d'oeil. Et la version suivante fut meilleure, en partie grâce à leurs commentaires. Et j'ai commencé à parler de la version suivante à plus de gens. Et ce fut un effet boule de neige. En quelques mois, j'avais plusieurs centaines d'utilisateurs, ce qui pour moi était un peu « Ouah ! Cent utilisateurs ! C'est plus que je n'aurais jamais imaginé ! »

Mais ils n'utilisaient pas Linux à l'exclusion de tout autre système ; c'étaient des utilisateurs qui aimaient jouer avec Linux. On pouvait déjà l'utiliser comme système d'exploitation principal, mais je soupçonne que j'étais le seul à lui en demander autant à ce point de son histoire.

Mais disposer de 100 utilisateurs à temps partiel était vraiment bien, car je recevais des commentaires. Ils trouvaient des erreurs que je n'avais pas remarquées car je n'utilisais pas mon système de la même manière qu'eux. Ils m'ont motivé. Quelques mois plus tard, ils ont commencé à me proposer des modifications. Ça leur a pris un moment avant qu'ils apprennent suffisamment le système et fassent des progrès. Mais vint un moment où certains d'entre eux connaissaient si bien certaines parties du système qu'ils ont commencé à m'envoyer des corrections et des améliorations. Encore une fois, ceci n'était pas planifié --- c'est juste arrivé comme ça.

boot
Ont-ils trouvé des erreurs ou des fonctionnalités dont vous n'aviez pas soupçonné l'importance ?

Torvalds
Très tôt au cours du développement, je travaillais sur un ordinateur personnel de type PC, processeur 386, doté de 4 MO de mémoire vive et de 40 MO de disque dur. C'était plus qu'assez pour moi, qui étais habitué à des ordinateurs personnels très modestes. J'avais commencé par un Amiga, et continué avec un QL (c'était une machine anglaise étrange). Pour moi, 4 MO suffisaient largement et je pensais qu'il était inutile de programmer la pagination sur disque pour mettre en place de la mémoire virtuelle, car je n'en avais pas besoin. Mais il y eut cet Allemand, qui m'a dit que sur sa machine avec 2 MO de mémoire vive, il n'avait pas assez de mémoire pour faire quoi que ce soit d'utile. Il ne pouvait même pas compiler les programmes les plus simples, 2 MO, c'était vraiment trop peu. C'est pourquoi en cinq jours, juste avant Noël, et pour la simple raison que cette personne m'avait dit « Hé ! j'aimerais bien ça... », j'ai écrit pour lui la première version de Linux qui paginait sur le disque afin qu'il puisse faire ce qu'il souhaitait avec sa petite machine.

Maintenant que j'y pense à nouveau, la pagination sur disque est vraiment fondamentale. Tout système d'exploitation repose sur le fait qu'on peut utiliser plus de mémoire qu'on n'en dispose vraiment dans la machine. Je ne l'avais pas fait parce que j'en avais besoin, mais parce que quelqu'un d'autre pensait qu'il en avait besoin. Il est évident qu'aujourd'hui, j'utilise cette fonctionnalité tous les jours. J'en aurais sûrement eu besoin tôt ou tard, mais si cela n'avait dépendu que de moi, je n'aurais probablement jamais éprouvé ce besoin avec assez de force pour me mettre à l'implanter.

De la prise de risques

boot
La FAQ de Linux prétend que « à chaque fois qu'une version sort en proposant une nouvelle fonctionnalité, elle contient presque toujours des erreurs. » Pourquoi un utilisateur voudrait-il prendre un tel risque ?

Torvalds
Tout programme contient des erreurs. Ce qu'on peut faire, c'est limiter les risques. Et on veut aussi maximiser ses buts et ses gains personnels. Certaines personnes trouvent intéressant de bricoler avec les nouveaux noyaux. Les risques ne les effraient pas, car dans la plupart des cas ils ne font pas fonctionner des applications critiques ; ils veulent juste s'amuser. Et les nouveaux noyaux, en général, proposent de nouvelles fonctionnalités, ou sont plus rapides pour certaines utilisations. C'est ce qui encourage les gens à mettre leur noyau à jour. Certaines personnes sont mêmes encouragées par le risque lui-même, car nombreux sont ceux qui aiment vivre dangereusement. C'est une forme d'exploration, et cela plaît beaucoup. Mais certaines sociétés commerciales ne veulent pas prendre un tel risque. Elles attendent que le processus de développement se cristallise et mettent en place la prochaine version stable.

boot
Linux comporte-t-il plus d'erreurs que, disons, MS-Windows ?

Torvalds
Non. Les erreurs de Linux sont peu nombreuses et elles sont corrigées rapidement. Par exemple, un bogue de la gestion du réseau qui permettait d'envoyer des paquets contraires au protocole fut corrigé quelques heures après sa découverte. La plupart des Unix commerciaux corrigent leurs erreurs en une semaine ou deux. On ne peut vraiment pas comparer cela avec les erreurs présentes dans MS-Windows.

boot
Linux est fondé sur Unix, pas vrai ?

Torvalds
Oui, dans le sens où j'étais habitué à Unix et que je l'aimais vraiment bien. Le système Unix dispose d'une philosophie propre, il est fort de 25 ans d'histoire, et, ce qui est le plus important, il a des bases saines. Il cherche à atteindre quelque chose --- une certaine beauté. Et c'est vraiment ce qui m'a frappé en tant que programmeur. Les systèmes d'exploitation auxquels les utilisateurs normaux sont habitués, comme MS-DOS et MS-Windows, ne ressemblent à rien. Personne n'a tenté de concevoir MS-Windows -- ce système s'est contenté de se développer dans des directions aléatoires sans aucune pensée directrice.

boot
Vous dites avoir principalement créé Linux pour vous-même. Y eut-il un moment où vous avez regardé votre ordinateur, les mains derrière la nuque, en vous disant « Bien, maintenant que j'ai cent utilisateurs, je peux devenir le maître du monde » ?

Torvalds
Ce n'est qu'aux environs du centième utilisateur que je me suis dit « Ouah, quel saut en avant. » Mais même alors, tout cela était arrivé si progressivement que cent utilisateurs n'étaient pas le genre de force dont je pouvais me prévaloir pour conquérir le monde. C'est passer de cent à quelques millions qui représente une étape importante. Mais cela aussi est arrivé si lentement et si discrètement, que je ne savais même pas qui téléchargeait Linux car je me contentais de le mettre à disposition sur un site de transfert de fichiers (selon le protocole FTP) et tout le reste s'en suivit sans que j'en sois vraiment conscient.

Aussi, et de manière assez étrange, j'ai complètement perdu la trace de l'évolution du nombre d'utilisateurs, et j'ai arrêté d'y penser, après la première centaine. Maintenant, je plaisante en parlant de devenir le maître du monde et le prochain Microsoft. Mais ce n'est qu'une plaisanterie, car ce qui m'intéresse personnellement, ce sont les aspects techniques, et rien d'autre. Même si de nos jours on vend Linux à des fins commerciales, je n'ai jamais vraiment été impliqué. En ce qui me concerne, une société commerciale qui vend Linux n'est rien de plus qu'un nouvel utilisateur. Certaines sociétés ont des desiderata exigeants sur la façon de mener les choses, mais le fait qu'elles vendent Linux pour de l'argent n'influe pas sur la considération que j'apporte à leurs requêtes --- en ce qui me concerne, ce ne sont que des souhaits parmi d'autres. Tout ce que je fais est fondé sur ce que je pense être la bonne solution technique.

boot
Mais y a-t-il un quelconque fondement à cette plaisanterie ?

Torvalds
Eh bien, oui. De temps en temps, je m'assois, je me frotte les mains et je dis « Oh, vous en riez maintenant, mais qui vivra verra. Encore quelques années et je serai le roi ! » Mais c'est plus une question d'orgueil que d'autre chose.

boot
Que détestez-vous dans MS-Windows 95 ?

Torvalds
Nulle personne de goût ne s'occupa du développement de MS-Windows 95. La société Microsoft a beaucoup travaillé à mettre au point une interface qui soit jolie, mais à l'intérieur, c'est tout un capharnaüm. Et même des gens qui programment pour Microsoft depuis des années ignorent tout du fonctionnement interne de MS-Windows. Pire, personne ne se risque à rien modifier. Personne ne se risque à corriger les erreurs car le capharnaüm est tel que la correction d'une erreur pourrait casser une centaine de programmes qui s'appuyaient sur cette erreur. Et Microsoft ne cherche pas à corriger les erreurs --- Microsoft cherche à gagner de l'argent. Personne chez eux ne s'enorgueillit de MS-Windows 95 en tant que système d'exploitation.

Les employés de Microsoft savent que c'est un mauvais système d'exploitation et ils continuent malgré tout à travailler dessus car ils veulent sortir la nouvelle version qui proposera toutes ces nouvelles spécificités qui permettront de vendre encore plus de copies de leur système.

Le problème, c'est qu'avec le temps, quand on a ce type d'approche, et parce que personne ne comprend bien le système, parce que personne ne corrige vraiment les erreurs (à moins qu'elles ne soient flagrantes), on obtient un résultat final sans queue ni tête. On ne peut pas lui faire confiance, car dans certaines circonstances, le système redémarre spontanément ou s'arrête au milieu d'une opération qui n'a rien d'étrange. Il se comporte correctement la plupart du temps et de temps en temps, pour une raison complètement inconnue, il rend l'âme, sans que personne ne puisse savoir pourquoi. Ni Microsoft, ni l'utilisateur expérimenté, et certainement pas le novice, qui n'y comprend rien, et tremble sur sa chaise en se demandant « Quelle erreur ai-je commise ? » alors qu'aucune erreur n'a été commise.

C'est cela qui m'irrite vraiment.

boot
Vous avez déclaré être fier de Linux. Ne pensez-vous pas que les programmeurs de Microsoft ont le même état d'esprit ?

Torvalds
Je pense qu'il y a beaucoup de programmeurs dont la préoccupation principale n'est pas l'argent. Sans doute programment-ils car ils aiment vraiment programmer et parce que Microsoft les paie et qu'ils font ce qu'ils ont l'habitude de faire. De nombreux programmeurs de Microsoft sont très fiers, mais pas du système d'exploitation lui-même.

Ils sont très fiers d'appartenir à une société vraiment bien cotée. C'est une fierté en soi --- on a envie d'être du côté des vainqueurs, pas vrai ?

C'est pourquoi on trouve de nombreux programmeurs pour Microsoft, et fiers de l'être. Mais la fierté ne vient pas des produits. Certains programmes de Microsoft sont très bons, en réalité. Les applicatifs de Microsoft contiennent parfois des erreurs, mais diable !, cela est tolérable dans une application ; une erreur est vraiment sérieuse, quand elle est cachée au sein du système d'exploitation et qu'elle écroule toute la machine, ou quand elle emberlificote une autre application qui normalement fonctionne bien.

En fait, j'aime certaines des applications de Microsoft. J'utilisais le programme PowerPoint pour faire mes transparents quand je parlais de Linux, par exemple. Je ne pense pas que Microsoft soit diabolique en soi ; je pense seulement qu'ils font des systèmes d'exploitation vraiment dégueulasses.

boot
Et MS-Windows NT ?

Torvalds
NT ne vaut guère mieux. Ce système tente d'être sûr et tente de faire des choses de la bonne manière, mais en même temps, NT n'a pas disposé non plus de principes fondateurs pour lui donner vie.

Le seul principe qui l'a guidé, c'est d'essayer d'être plus stable que MS-Windows, ce qui ne veut pas dire grand-chose. De plus, il essaie de rapporter de l'argent --- ce qui signifie qu'il doit pouvoir faire fonctionner des programmes prévus pour MS-Windows. Mais encore une fois, aucune philosophie ne le fonde, et à cause de cela, parmi ceux qui codent pour NT, et quoi qu'ils codent, personne ne réfléchit « cette idée est-elle bonne ou vaudrait-il mieux le faire autrement ? » car personne ne dispose de lignes directrices sur la manière dont les choses devraient être faites. Aussi se contentent-ils d'ajouter des choses, les unes sur les autres, en espérant que le résultat final sera stable, au lieu de mettre de l'énergie à mettre au point une base stable sur laquelle tout le monde pourra s'appuyer. MS-Windows NT est un système d'exploitation assez jeune. Il n'est pas beaucoup plus vieux que Linux. En fait, selon la manière dont on prend le problème, la plupart de ses nouvelles fonctionnalités sont postérieures à Linux. Mais vous pouvez déjà constater qu'ils commencent à rencontrer avec NT les mêmes problèmes de stabilité que ceux qu'ils rencontraient avec MS-Windows, car ils n'ont pas cessé d'ajouter des fonctionnalités. Tous les groupes de discussions dévolus à NT parlent par exemple d'« écran bleu de la mort », quand NT cesse le travail. Ou du fait qu'il vaut mieux réamorcer certaines machines sous MS-Windows NT toutes les semaines pour éviter le problème consécutif à une fuite de mémoire cachée dans le code, personne ne sait où exactement. La machine fonctionnera toujours après une semaine, mais elle sera plus lente qu'une limace. Et si vous la réamorcez, tout se passera bien de nouveau pendant une semaine, avant que des événements étranges ne se reproduisent. Ce n'est pas là quelque chose qu'on peut attendre d'un système d'exploitation, même si vous pensez « Hé, enfoncer le bouton rouge une fois par semaine, on s'en fiche ! Cela ne prend que 15 minutes. ». Bien sûr, le système est stable à nouveau et je suis sûr qu'il est utile, mais comment faire confiance à et dépendre d'un système qui se comporte ainsi ?

boot
Et MS-Windows 98 ?

Torvalds
Je n'ai pas vraiment suivi cela de près, mais d'après ce que j'ai entendu, il est semblable en tous points à MS-Windows 95 de manière interne. La seule nouveauté est une apparence légèrement différente. Évidemment, ils ont tenté d'intégrer le navigateur et d'en faire le bureau, mais pour le reste, c'est le même système d'exploitation. Et cela, parce que personne n'ose vraiment effectuer une modification majeure, car toute modification encourt le risque de casser l'une des milliers d'applications. Je pense que la stabilité de MS-Windows 98 sera sans doute comparable à celle de MS-Windows 95 car ils ont les mêmes fondements en réalité. Ils ont peut-être corrigé certaines erreurs, mais ils en ont peut-être introduit aussi.

boot
Si les plates-formes MS-Windows sont si instables que cela, pourquoi les utilisateurs ne se disent pas, tout simplement : « C'en est assez, utilisons Linux » ?

Torvalds
Nombreux sont les utilisateurs de Linux qui ont besoin d'une réelle stabilité et qui sont prêts à dire « Adieu MS-Windows, je ne peux plus supporter cette saleté. » Mais la raison qui explique le succès évident de MS-Windows, n'est pas tant la qualité du système d'exploitation que l'existence de nombreux programmes de bonne facture, mis au point pour MS-Windows, et qui ne sont pas tous édités par la société Microsoft. Les fabricants de matériel examinent le marché et se disent « Étant donné que MS-Windows 95 est majoritaire sur le marché, à quoi bon dépenser tant d'argent pour mettre au point des programmes pour Linux ou pour MS-Windows NT ?» La société Microsoft a des problèmes pour obtenir des pilotes pour MS-Windows NT. Ils ont essayé de rendre les interfaces pour les pilotes aussi ressemblantes que possible entre MS-Windows 98 et MS-Windows NT pour encourager les fabricants à mettre au point un pilote pour NT, malgré la faible part de marché que ce système représente.

L'effet d'inertie qui incite les gens à garder MS-Windows est important, et il est dû au grand nombre de programmes de qualité. Mais une partie de cette inertie risque de servir Linux finalement. La société Microsoft ne peut pas modifier toutes les structures internes de MS-Windows trop rapidement, car trop d'applications en dépendent. Et on pourrait bien avoir une bibliothèque d'émulation suffisamment bonne pour faire fonctionner toutes les applications vraiment nécessaires. Et si on dispose d'une telle bibliothèque d'émulation et qu'on est capable de faire fonctionner les programmes pour MS-Windows sur d'autres plates-formes, on retire d'un coup un grand nombre des avantages dont la société Microsoft dispose grâce à MS-Windows à l'heure actuelle.

Cela a été tenté, le langage Java en est un bon exemple. Si une application pour MS-Windows n'était pas liée à MS-Windows, mais était un code en langage machine pour le processeur x86, rien ne nous empêcherait d'employer ce programme sous Linux, Solaris, et tout autre système d'exploitation. La société Sun disposait de WABI, un paquetage d'émulation pour Windows, mais ils ont eu de sérieux problèmes de ressources et n'ont jamais été assez bons pour entrer en ligne de compte.

boot
Le langage Java est-il important ?

Torvalds
Je ne pense pas. Je pense qu'il a provoqué un effet de mode, et je pense vraiment, j'espère que Java aura du succès. Mais au moins pour l'instant, je pense que dans la réalité il nous faut plutôt considérer des langages machines pour processeur x86 et non pas des langages machines pour machine virtuelle Java. C'est là la réalité concrète, et même si Java a ouvert des brèches intéressantes si on se rappelle qu'il n'a que quelques années, il a encore besoin de faire ses preuves. Cela est indépendant de mon opinion sur ce projet. Je pense simplement qu'on en a plus parlé qu'il n'a démontré en valoir la peine.

boot
Les émulateurs peuvent-ils réellement fonctionner ? Commencera-t-on à utiliser Linux « pour voir » si c'est le cas ?

Torvalds
Je ne vois pas cela arriver dans un futur proche.

boot
Ah non ?

Torvalds
Non. Wine (l'émulateur de MS-Windows pour Linux) fonctionne étonnamment bien. Grâce à lui, on peut faire fonctionner de véritables programmes pour MS-Windows, mais certains fonctionnent mal, et certains s'écroulent tout simplement. Mais cet émulateur a beaucoup progressé l'année dernière, et il permet maintenant d'employer le logiciel Word pour MS-Windows. Il ne fonctionne pas partout, et on lui connaît des erreurs, mais il est sur le point de devenir utilisable. Je doute que les gens se réveilleront un jour en se disant « Hé, brisons nos chaînes, débarrassons-nous de Microsoft, passons à Linux et à Wine ! » Mais de plus en plus nombreux seront ceux qui découvriront que ce dont ils ont vraiment besoin, ce sont les fonctionnalités réseau de Linux, ou d'employer un serveur pour le web sur lequel ils puissent compter nuit et jour.

L'émulateur Wine gagne lentement du terrain auprès de ceux qui pourraient accepter d'utiliser Linux ou un autre système d'exploitation car ils ne veulent pas du Microsoft à tout prix ; ce qu'ils veulent, ce sont certains programmes. Et alors que l'émulateur Wine progresse, ces programmes commencent à fonctionner sur des plates-formes différentes, et les gens commencent à migrer vers des systèmes qui n'emploient plus Microsoft.

D'ici quelques années, l'émulateur Wine sera suffisamment bon pour qu'on puisse envisager d'employer Linux en lieu et place de MS-Windows. Il n'occupera pas 100 % du marché, mais cela est bien, car en l'absence d'un acteur principal qui contrôle la majorité du marché, l'environnement est bien plus sain et plus compétitif. Je pense que cela se produira, indépendamment de Linux. Cela arrivera en fin de compte.

boot
Quand ?

Torvalds
Cela commencera dans quelques années et je pense que ce processus prendra fin vers l'année 2010 ou 2015. C'est ce qui est arrivé à la société IBM. Ils dominaient complètement le marché et en cinq ans, ils ont pratiquement tout perdu. Cela arrivera à la société Microsoft, mais qui sait si cela se produira dans cinq ans ou dans quinze ans ?

boot
Quand cela se produira, jubilerez-vous ?

Torvalds
Je ne pense pas que cela se produira du jour au lendemain, aussi ne pensé-je pas que quiconque sera tout émoustillé de voir cela se produire. Cette évolution sera progressive. Ils passeront à 90 % de parts de marché, puis à 75 %. Et une fois qu'ils auront atteint 60 % ou 50 %, alors on se sera fait à l'idée que, bon sang, les concurrents, ça existe, et qu'il faut les prendre en compte.

boot
Linux a-t-il de bonnes chances de détrôner la société Microsoft ?

Torvalds
J'espère vraiment que Linux jouera un rôle actif dans tout cela. C'est vraiment très étrange de constater qu'une seule société a autant de pouvoir.

boot
Que se passerait-il si cela ne se produisait pas ?

Torvalds
On assisterait à un arrêt de l'évolution des capacités des ordinateurs et de ce qu'ils permettent de faire. Les compagnies de logiciels ont déjà peur de réaliser de trop bons produits car alors Microsoft commence à s'y intéresser, ou les rachète. Un tel scénario se produit assez souvent. Le mauvais cas de figure, qui se produit la moitié du temps, a lieu quand les gens de Microsoft décident de ne pas dépenser de l'argent en rachetant cette société car ils peuvent lui faire concurrence dans la même niche du marché. Et du seul fait de sa taille gigantesque, la société Microsoft écrase la société plus petite. C'est assez triste. C'est censé être une terre d'opportunités, mais de nombreuses sociétés de matériel et de logiciel ont peur que Microsoft arrive et leur vole leur marché. Non pas que Microsoft innove, la réalité c'est que Microsoft les écrase, tout simplement.

boot
Linux est-il meilleur que MS-Windows 95 en ce qui concerne le multimedia ?

Torvalds
En fait, tout dépend de ce qu'on souhaite faire. Pour les jeux, de nombreux développeurs suent sang et eau pour arriver à faire quelque chose avec DirectX. En réalité, on trouve des développeurs de jeux qui préfèrent travailler sur Linux pour tout ce qui est développement de logiciels. Quand le jeu est prêt, ils le portent sur MS-Windows, qui représente évidemment un marché plus important.

Les jeux Quake et Doom illustrent ce propos. Tous deux ont fonctionné sur Linux bien avant de fonctionner sur MS-Windows.

Dans de nombreuses applications multimedia, la fiabilité dans la vitesse d'exécution doit être maximale. On cherche la performance mais avant tout, il faut que tout soit lisse. On se fiche du nombre d'images par seconde qu'on peut afficher ; il faut qu'elles soient affichées à des instants bien définis. À quoi bon afficher cent images par seconde si toutes apparaissent la première demi-seconde, alors que tout est figé l'autre moitié du temps ? C'est ce type de fiabilité que Microsoft n'est pas capable de proposer.

La question de la performance est également fondamentale quand on aborde les choses vraiment intéressantes. Beaucoup d'applications multimedia reviennent à extraire des données du disque pour les afficher sur l'écran aussi vite qu'il est humainement possible. Et dans de nombreux cas, Linux se comporte bien mieux, tout simplement. Mais encore une fois, il existe de nombreuses raisons pour utiliser Microsoft. On y trouve de nombreux outils de développement inexistants sous Linux. On trouve des environnements multimedia sous Linux aussi, mais on a moins de choix qu'on n'en a sous MS-Windows.

boot
Unix est généralement perçu comme une plate-forme en voie de disparition. MS-Windows NT peut-il tuer Unix ?

Torvalds
Bien sûr. Un des problèmes principaux d'Unix est la cacophonie des vendeurs. Il n'existe pas de nombreuses sociétés importantes proposant Unix, et beaucoup ont décidé (suite à des études de marché) qu'il est trop difficile de s'opposer à Microsoft. Le résultat, c'est qu'ils se battent les uns contre les autres, ce qui dessert beaucoup le marché d'Unix dans son ensemble. Un vendeur Unix obtiendra peut-être une plus grande part de marché, mais uniquement pour la raison qu'il propose une fonctionnalité spécifique, qu'aucun autre Unix ne propose. Et ce n'est pas là une situation que recherchent les développeurs de logiciels. Ils souhaitent écrire leur programme une fois, et le faire fonctionner partout. Choisir d'écrire un programme pour MS-Windows remplit presque ce contrat --- il ne fonctionnera pas partout, mais il fonctionnera sur une grande partie du parc de machines. Les guerres internes à Unix ont fragmenté le marché d'Unix.

boot
Qu'est-ce qui motive à développer pour Linux ?

Torvalds
En fait, c'est assez difficile de développer pour MS-Windows. On y dispose de nombreux outils de développement, mais selon ce qu'on fait, une erreur peut provoquer un réamorçage et une attente de cinq minutes avant d'avoir une chance de la corriger. Si cette erreur était grotesque, la situation peut devenir très frustrante. Les programmeurs pour MS-Windows ont tendance à utiliser deux systèmes différents : un système pour faire les tests, et un système pour programmer.

La stabilité est une chose agréable. Les outils sont différents sous Linux, mais en ce qui concerne la programmation, Linux est à la pointe. Les outils sont vraiment bons, mais ils sont destinés à de bons techniciens. La courbe d'apprentissage est assez raide, mais une fois le col franchi, on peut utiliser les outils disponibles à des fins très variées.

boot
La difficulté d'apprentissage est-elle néfaste au succès global de Linux ?

Torvalds
Oui. Prenons Visual Basic : c'est un langage de programmation très mauvais. Mais d'un autre côté, si on souhaite programmer une toute petite application, pas besoin de suer sang et eau pour lui donner belle allure. C'est là le succès de MS-Windows : c'est médiocre, mais c'est facile. Et cela est un problème pour Linux car traditionnellement, les gens d'Unix ont toujours beaucoup mis l'accent sur la technique. Quand ils utilisent Unix, ils emploient des programmes importants. Ils cassent des nombres, ou ils calculent le fonctionnement de la bombe atomique. C'est la mentalité Unix depuis toujours. Mais ces dernières années, Unix a exploré le chemin des environnements de travail.

boot
Et ces changements sont-ils selon vous dirigés dans le bon sens ?

Torvalds
Oui. À l'échelle globale, les choses importantes fonctionnent, et désormais on cherche à mettre au point les petites choses, importantes à l'échelle personnelle. Je pense que les jeux sont importants, non qu'ils augmentent la productivité ou quoi que ce soit, mais parce que c'est ce que les gens réclament à cor et à cri. J'étais donc fou de joie quand j'ai appris qu'on s'y mettait ; je ne pouvais plus contenir ma joie quand j'ai appris que le jeu Quake serait lui aussi proposé pour Linux.

boot
Si un jour on vous mettait à la tête du système d'exploitation de Microsoft, quelle est la première décision radicale que vous prendriez ?

Torvalds
Je ne sais pas si on peut encore sauver la situation. Ils ne peuvent plus vraiment modifier MS-Windows 95 ou 98. Trop de programmes en dépendent. Ils ne peuvent pas traficoter leurs gros noyaux.

boot
Pensez-vous qu'un jour viendra où Microsoft proposera un système d'exploitation qui ne restreigne pas les applications qui peuvent y fonctionner ?

Torvalds
Non. Ils en ont probablement envie, mais en même temps, ils n'ont absolument pas envie de prêter le flanc à la concurrence.

boot
Disposez-vous, à la maison ou au travail, d'un ordinateur personnel de type PC sous MS-Windows ?

Torvalds
Non. Je n'en ai vraiment pas besoin. Quand quelqu'un m'envoie un courrier électronique dans le format Word 5, je me contente de lui répondre en disant « S'il vous plaît, veuillez me renvoyer cela dans un format lisible. » Je pourrais employer le logiciel Word pour MS-Windows, mais je choisis de ne pas le faire. Bien sûr, rares sont ceux qui m'envoient des fichiers dans un tel format. Les gens avec qui je corresponds connaissent mieux mes goûts ! [rires]

Linux... la vie et la mort

boot
Si on considère que Linux est une entité vivante, il faut supposer qu'il est possible que Linux meure. C'est possible ?

Torvalds
Bien sûr. Je pense que c'est très peu probable, mais les miracles, ça arrive, parfois. Peut-être que, inspirée par une intervention divine, la prochaine version du système d'exploitation de Microsoft sera bonne. C'est extrêmement improbable, mais, hé ! on ne sait jamais.

On peut aussi mourir d'une mort plus lente, en végétant plusieurs années autour de 5 % de parts de marché et en suivant le chemin qu'a pris MacOS. C'est une mauvaise gestion qui a eu la peau du système OS/2, et le système MacOS était trop étroitement lié à certaines plates-formes qui n'étaient plus viables économiquement.

boot
Combien accordez-vous de répit à MacOS ?

Torvalds
Je pense qu'il aura complètement disparu dans cinq ans et qu'il n'occupera plus, dans deux ans, qu'une toute petite niche dans le marché.

« Je ne pense pas que Microsoft soit diabolique en soi ; je pense seulement qu'ils font des systèmes d'exploitation vraiment dégueulasses ».

boot
Si on le compare aux systèmes BeOS et MacOS (dont on nous rebat les oreilles), Linux est un système d'exploitation qui ne fait pas de bruit. À quoi attribuez-vous cela ?

Torvalds
Eh bien, cela provient de l'agressivité commerciale, c'est évident. Si on compte le nombre de copies vendues, Linux est bien loin devant le système BeOS, et je pense qu'on est à égalité avec le système MacOS. Si on parle tant de BeOS dans la presse, c'est parce que c'est évidemment le premier système qui gravite autour de l'architecture Macintosh. Aussi ne s'opposait-il pas vraiment à Microsoft, et ils ont eu plus de facilité à faire parler d'eux car ils tentaient de se positionner dans une autre niche du marché, pas vrai ? Et les systèmes les intéressent. Je ne pense pas qu'ils iront loin car à l'heure actuelle, il est trop dur de tenter de concurrencer Microsoft sur son terrain, c'est-à-dire commercialement.

boot
Pourquoi ne prenez-vous pas en main la publicité de Linux ?

Torvalds
Je ne trouve pas cela très intéressant. Cependant, je m'en occupe à temps partiel. Quand on me contacte pour obtenir une entrevue, je suis très heureux d'accepter car j'aime qu'on parle de Linux dans la presse, c'est évident.

boot
Mais pourquoi ne chargez-vous pas quelqu'un de ce travail ?

Torvalds
Eh bien, je ne pourrais pas me le permettre, financièrement. Certaines organisations, comme Linux International, le pourraient peut-être. C'est une organisation à but non lucratif qui est financée par plusieurs sociétés travaillant autour de Linux. Mais je pense que la raison principale est que les gens de la communauté Linux se fichent de la publicité et ne la remarquent pas. La plupart des communautés centrées sur le logiciel ne sont pas très portées sur le côté commercial des choses.

boot
Linux peut-il survivre sans publicité ?

Torvalds
Avec l'Internet, Linux peut survivre. Même si on en entend très peu parler dans les media traditionnels, on parle énormément de Linux sur l'Internet. On y trouve de nombreux groupes de discussions propres à Linux (ou non). Quand on fréquente un groupe de discussions sur le web et qu'on parle de serveurs pour le web, Linux est probablement la plate-forme la plus populaire.

Linux, c'est plus qu'un mouvement de la base. Mais il n'est pas vraiment planifié, les choses se passent, tout simplement. Et je pense que Linux propose suffisamment de fonctionnalités pour pouvoir se passer de publicité.

boot
Vous disposez de tout un vivier de développeurs de par le monde qui travaillent sur Linux. Pourquoi tout cela n'a-t-il pas évolué vers un état chaotique ?

Torvalds
C'est un chaos, contraint par certains éléments extérieurs. Par exemple, le noyau nu est protégé par un copyright qui stipule que quiconque développe pour Linux n'est pas obligé de passer par moi. Si la société Microsoft le souhaitait, ils pourraient prendre Linux dès demain, commencer à travailler et à développer, et en faire leur propre programme. Rien n'empêche personne de faire cela. Cependant, il faut que toutes les modifications soient disponibles à tous. Cette idée d' « absence de propriétaire » signifie que seule une entité peut vraiment avoir du succès en développant Linux --- l'entité à qui on fait confiance pour faire les bons choix. Et telles que les choses se présentent à l'heure actuelle, je suis l'unique personne/entité qui jouit d'un tel degré de confiance. Et même si quelqu'un pensait que je travaille mal (ce qui est assez rare) et que cette personne décide « il faut vraiment que je corrige cette fonctionnalité », il lui sera très difficile de convaincre tout le monde qu'elle en est capable.

Le chaos peut résulter de tout ceci, mais en même temps, ce système intègre certains mécanismes qui le rendent très stable. Mais il faut vraiment être très bon pour prendre en charge le développement. Savoir que la meilleure personne sera là pour s'en occuper est exactement le genre de sécurité dont on a besoin dans un réseau de développement.

boot
Donc à partir du moment où ce sont les meilleurs qui s'en occupent, peu vous importe ?

Torvalds
C'est ça. Si un nouveau venu apporte la preuve de sa valeur, que puis-je faire ? Je suis gagnant à tous les coups.

boot
Y a-t-il de la place pour plusieurs personnes ?

Torvalds
Il existe de nombreuses personnes à qui je fais personnellement confiance et qui agissent en co-développeurs. Et quand certaines personnes modifient des choses dans le domaine dont ils sont responsables, je suis presque toujours leurs choix dans mon propre arbre de développement car je sais qu'on peut faire confiance à ces personnes.

boot
Étant donnée votre réputation actuelle, certains sont tentés de vous accuser de profiter du succès de Linux. Le faites-vous et cela porte-t-il atteinte à la nature du mouvement « système libre » de Linux en général ?

Torvalds
Profiter ? Je jouis d'une grande reconnaissance, qui n'est pas toujours méritée. Je suis responsable d'une grande partie des fonctionnalités du coeur du noyau, mais des centaines d'autres personnes ont écrit des pilotes pour des périphériques particuliers. Et d'une certaine façon, on leur en sait moins gré qu'on le devrait car je suis la seule personne perçue comme la tête de proue du développement. C'est à M. Bill Gates qu'incombe toute la gloire de la société Microsoft alors même que des milliers de personnes travaillent pour lui. Mais je n'ai pas gagné beaucoup d'argent à partir de Linux.

boot
Linux vous rapporte-t-il de l'argent d'une manière ou d'une autre ?

Torvalds
Non. En créant Linux, je me suis fait un nom, et j'ai un travail bien meilleur que celui que j'aurais pu espérer sinon. Ce genre de profit indirect existe, évidemment. Il y a quelques années, les gens savaient que j'étais un pauvre étudiant. À Noël, je recevais des chèques tirés au compte de particuliers de cent dollars américains en moyenne. Cela ne me permettait pas de rentrer dans mes frais, mais c'était agréable de savoir que la solidarité de certaines personnes les poussait à débourser un peu d'argent si tel était leur désir.

boot
Linux est perçu comme difficile à installer...

Torvalds
[interrompant] ...et c'est complètement faux. Mais cette perception provient du fait qu'en achetant un ordinateur personnel de type PC, on y trouve le système d'exploitation MS-Windows pré-installé. C'est pourquoi personne ne se rend compte de la difficulté de son installation. Quand on installe Linux, il faut le faire soi-même.

La plupart des gens qui souhaitent utiliser Linux proviennent du monde des utilisateurs de MS-Windows, et même si MS-Windows n'est pas facile à utiliser, ils y sont habitués. Il y a donc une petite réticence à changer ses habitudes dans le cadre d'un nouveau système. C'est comme quand on change de voiture --- en passant d'une boîte de vitesses manuelle à une boîte de vitesses automatique --- c'est difficile de s'y habituer. Pour certaines choses la boîte manuelle est meilleure ; pour d'autres choses la boîte automatique est meilleure, et on peut utiliser les deux.

L'autre problème est qu'il faut l'installer soi-même, ce qui n'était pas nécessaire avec MS-Windows. Mais ce n'est pas vraiment plus difficile à installer. Et il ne faut pas le réinstaller à chaque fois que quelque chose se passe mal, ce qui est le cas avec MS-Windows.

boot
Le destin de Linux est-il de rester un système anecdotique ?

Torvalds
Non, mais j'espère vraiment qu'il ne prendra pas plus de 25 ou 30 % du marché. Si Linux contrôlait 95 % du marché, ça en serait tout aussi dégoûtant. La concurrence est nécessaire.

boot
Êtes-vous satisfait de son niveau de succès actuel ?

Torvalds
Oui, c'est tout bonnement incroyable. Quand on pense qu'un jeune étudiant de l'université a provoqué cela il y a sept ans en commençant le projet, et que de nos jours, Linux est considéré par certains analystes comme la seule alternative à Microsoft, comment pourrais-je espérer un succès plus grand encore ?

boot
Mais souhaitez-vous que Linux ait plus de succès, plus vite ?

Torvalds
Non, je souhaite qu'il ait plus de succès encore, mais la rapidité ne compte pas tant. Ça me convient s'il lui faut encore sept ans ou plus pour atteindre la barre des 15 %.

boot
Le mot « Linux » est-il un jeu de mots sur votre prénom ?

Torvalds
Oui. À l'origine, le nom officiel devait être Freix (le IX provient du mot Unix). C'était un jeu de mots, et tout cela n'était absolument pas sérieux. Mais la personne qui dirigeait le site FTP, en Finlande, n'aimait pas le mot « Freix », aussi décida-t-il de l'appeler Linux.

boot
Quelle est l'idée reçue incorrecte la plus grave dont souffre Linux à l'heure actuelle ?

Torvalds
Qu'il est difficile à installer, mais il y a aussi des enjeux politiques.

boot
Comme... ?

Torvalds
Certaines personnes pensent que toute cette histoire du logiciel dont le code source est ouvert, et de proposer gratuitement le système d'exploitation, est d'une certaine manière liée au communisme. Ces personnes-là pensent que Microsoft est une bonne société, non qu'ils fabriquent de bon produits, mais parce que « Enfin quoi, ça doit être bon si c'est l'homme le plus riche du monde qui la possède, non ?» Ces personnes ne considèrent que le succès commercial et ils pensent que « ce machin Linux doit être mauvais ». J'ai même reçu des courriers électroniques (pas souvent, mais parfois) de la part de gens disant en substance « Rentre en Finlande et ne touche pas aux emplois des Américains ». Et cela provient du fait que d'une certaine manière, je suis en concurrence avec la société Microsoft. Mais ces personnes n'ont absolument pas compris que le capitalisme est fondé sur la possibilité de pouvoir faire jouer la concurrence.

boot
Quel est le profil de l'utilisateur de Linux typique ?

Torvalds
Cela change. De nos jours, on trouve toujours énormément d'étudiants universitaires qui l'utilisent, mais de nombreuses sociétés commerciales installent Linux sur un serveur pour le web. Certaines personnes utilisent Linux en tant que plate-forme de développement, et certaines personnes utilisent Linux en tant que station de travail.

Je ne veux pas qu'en emploie Linux par simple caprice. Je veux qu'on emploie Linux car il correspond à une réelle volonté. Et alors que de nombreuses universités emploient Linux, on trouve beaucoup de sociétés commerciales qui disent « Hé, si je veux une station de travail, la manière la plus rapide et la moins onéreuse d'arriver à ce résultat est d'acheter un ordinateur personnel de type PC et d'y installer Linux. » Et voilà ! Ils ont une station de travail qui rivalise avec les stations de travail commerciales du marché, pour la moitié du prix.

boot
Combien y a-t-il d'utilisateurs finaux ?

Torvalds
C'est difficile à dénombrer avec certitude, mais les chiffres varient entre cinq et dix millions de gens. Ces nombres sont fondés sur des études de marché. C'est une devinette réfléchie, mais cela reste une devinette.

boot
Les utilisateurs de Linux doivent attendre pour pouvoir profiter du matériel, car Linux manque de pilotes pour le matériel. Cela est-il juste ?

Torvalds
Eh bien, c'est juste d'une certaine façon. Je veux dire qu'il serait injuste d'exiger des sociétés de matériel qu'elles écrivent des pilotes pour Linux. Pourquoi le feraient-elles ? Il n'y a aucun intérêt.

On dispose de pilotes pour l'ensemble du matériel classique, et on dispose de pilotes pour de nombreux périphériques moins classiques également. Et comme le code source est disponible, de nombreuses personnes sont très intéressées par l'écriture de pilotes. Et certains fabricants de matériel commerciaux proposent des pilotes pour Linux.

boot
Est-il difficile d'obtenir des sociétés d'écrire des pilotes pour Linux ?

Torvalds
C'est assez difficile. Mais cela s'est déjà produit. Ce qui est plus facile, c'est d'obtenir des sociétés qu'elles donnent suffisamment d'informations pour que les gens motivés puissent écrire leur propre pilote, et cela se produit assez facilement. Mais certaines sociétés refusent de donner ce genre d'informations.

boot
Comme qui ?

Torvalds
C'était le cas de la société Matrox. Au début, ils ne voulaient pas diffuser les informations de programmation. Mais c'est assez rare. Cela peut rester un problème dans certains cas, mais la plupart des sociétés diffusent les informations de programmation et certaines sociétés assistent de manière active la mise au point du pilote en détachant un ingénieur à mi-temps ou en répondant de bon gré aux questions.

La plupart des sociétés qui fabriquent du matériel ne gagnent pas d'argent sur le logiciel. Pour ces compagnies, le pilote est un gouffre financier. C'est quelque chose qu'elles doivent proposer, mais elles préféreraient que quelqu'un d'autre s'en charge. C'est pourquoi la plupart des fabricants de matériel sont très heureux de vous dire comment programmer leur matériel, car cela les aide. Ils gagnent de l'argent en vendant leur matériel. Ceux qui refusent de communiquer ces spécifications sont en général des fabricants de matériel bon marché, qui fabriquent du matériel de mauvaise qualité et qui le savent. Et ils ne veulent pas dire à tout le monde à quel point leur matériel est mauvais. Ils ne veulent pas donner ces informations de programmation à la concurrence car ils savent que la concurrence pourrait mettre au point un clone qui sera meilleur. Dans le monde de l'ordinateur personnel de type PC, le clonage est monnaie courante et l'a toujours été.

boot
Que considérez-vous comme « matériel de mauvaise qualité ?»

Torvalds
Eh bien, par exemple, quand le matériel lui-même n'est pas intelligent, et que tout le travail est accompli par le logiciel. Les appareils qui dépendent d'un logiciel pour être capable de moduler et démoduler le signal, et qui s'appellent injustement modems, en sont un bon exemple. Et cela est mauvais, c'est-à-dire que c'est du matériel de mauvaise qualité, dont la seule raison d'être est qu'il est moins cher à fabriquer. Ce qui est pire, c'est que certaines personnes disent « Hé, on dispose de la puissance de calcul pour faire cela de manière logicielle. » Bien sûr, on dispose de puissances de calcul phénoménales de nos jours, mais souhaitez-vous gaspiller votre puissance de calcul sur des calculs dont le matériel pourrait se charger à peu de frais ? La plupart de ceux qui achètent des périphériques poubelle ne se rendent pas compte à quel point il est mauvais et combien ils perdent à long terme.

boot
Travaillez-vous avec des sociétés qui cherchent de l'assistance pour Linux ?

Torvalds
Pas personnellement. Certaines entités commerciales travaillent avec d'autres sociétés, en particulier des sociétés comme Netscape. Par exemple, la société Caldera a passé un accord avec la société Netscape avant que la société Netscape n'annonce qu'elle soutenait officiellement Linux. Mais de manière générale, il n'y a pas eu autant de contacts que cela jusqu'à présent.

boot
En faudrait-il ?

Torvalds
Je pense que c'est parce qu'il y a quelques années, ou même l'an dernier, Linux n'était pas sur l'écran radar de nombreux fabricants de matériel. Ainsi, même quand des gens cherchaient à rentrer en contact, il était très difficile d'atteindre à un niveau de communication présentant un quelconque intérêt.

boot
Mais qui est le responsable de la prise de contact avec ces sociétés ?

Torvalds
Il n'y a aucune organisation spécifique. Ce qui se produit en général, c'est que des individuels s'adressent à des sociétés isolées. Avec en particulier le matériel de haut de gamme, nous avons eu beaucoup de chance avec des gens qui voulaient réaliser les pilotes et qui demandaient au fabricant du matériel, de l'assistance. Et on a vu beaucoup d'aide fructueuse de la part de ces sociétés sous la forme de documentations pour aider au développement, ou de choses similaires.

boot
Souhaiteriez-vous voir portés sur Linux des applicatifs particuliers ?

Torvalds
Je souhaiterais y voir plus d'applications de bureau normales.

boot
Qu'entendez-vous par « normales » ?

Torvalds
Linux dispose déjà de nombreuses applications techniques comme les bases de données, les compilateurs, des choses comme ça. Ce qui nous manque surtout, ce sont des applications de bureautique. On rencontre deux ou trois suites bureautiques sous Linux, mais ce choix est encore trop restreint pour certaines personnes.

boot
Et les jeux ?

Torvalds
On en compte un certain nombre, mais pas suffisamment.

boot
Est-ce un domaine que vous souhaiteriez voir renforcé ?

Torvalds
Ce n'est pas là un domaine qui me tient tant à coeur ; mais oui, c'est un domaine où j'aimerais voir plus d'activité. Et j'ai vraiment vu certaines sociétés de jeux commencer à s'intéresser à Linux en tant que plate-forme de jeux. Et ces grands fabricants de jeux d'arcade commencent aussi à s'intéresser, car ils rencontrent souvent le problème qu'ils fonctionnent sur du matériel spécialisé et qu'ils ne souhaitent vraiment pas écrire leur propre système d'exploitation. La plupart des jeux modernes exigent énormément, en réalité, d'assistance de la part d'un véritable système d'exploitation, comme le multi tâches, des choses comme ça. Et ce type d'industrie s'intéresse à Linux car on n'y trouve pas de licence payante et ils ne doivent pas payer des amendes ou des choses semblables. Jusqu'à présent, ce furent principalement des idées en l'air. Aucun engagement définitif n'a été pris.

boot
Très bien. Y a-t-il une plate-forme sur laquelle on ne peut pas porter ou utiliser Linux ?

Torvalds
Eh bien, je pensais qu'il était suicidaire de tenter de porter Linux sur une machine sans bonne unité de gestion de la mémoire, et une poignée de fous a porté Linux sur le PalmPilot. Après une telle chose, il faut se dire que Linux doit être portable partout.

boot
Linux est-il toujours utile en tant qu'aide à l'enseignement ?

Torvalds
Oui. Quand on enseigne les systèmes d'exploitation, il faut être capable de montrer comment les choses sont faites. Avec Linux, cela est très facile car on dispose des sources et qu'aucune obligation ne vous est imposée avec ces sources. La société Microsoft a donné les licences du code source de NT à de grandes universités. Mais ce faisant, ils ont restreint certaines possibilités. Ils exigent par exemple des étudiants qu'ils signent des accords de non divulgation. Et alors que cela est envisageable pour certaines écoles, c'est inacceptable dans le cadre d'une université qui pense qu'elle doit aussi permettre aux gens de parler de ce qu'ils ont appris. C'est pourquoi aucune université digne de ce nom n'acceptera ce genre de licence.

J'ai été dégoûté par le nombre d'universités fantoches qu'il y a. Certaines universités jouissent d'une réputation raisonnable, mais enseignent des talents inexploitables dans le monde professionnel, à moins de travailler pour la société Microsoft.

Je trouve cela assez immoral pour une école.

boot
M. Bill Gates et vous entrez dans une ruelle sombre. Qui tourne les talons ?

Torvalds
[rires] Je n'en ai aucune idée. Les deux, je pense.

boot
Pourquoi ?

Torvalds
Je ne pense pas que M. Bill Gates me déteste à titre personnel. Je ne pense pas l'empêcher de dormir. Je pense qu'il est très attentif à Linux, mais je ne pense pas qu'il s'en inquiète, en tout cas pas encore. Et pour des raisons que j'ai déjà évoquées, je ne crains pas M. Bill Gates car le côté commercial me laisse froid. On présente M. Bill Gates comme un programmeur génial à la tête de cette importante société éditrice de logiciels, mais c'est un commercial avant tout. Il savait comment programmer il fut un temps, mais je ne pense pas qu'il ait programmé depuis bien longtemps. Linus Torvalds et M. Bill Gates ne vivent pas dans le même monde.

boot
Vous considérez-vous comme le Bill Gates de la communauté des systèmes d'exploitation alternatifs ?

Torvalds
Non, je ne me compare pas vraiment à M. Gates.

boot
À qui vous comparez-vous, alors ?

Torvalds
Je ne sais pas à qui je me compare. J'ai plutôt tendance à admirer les scientifiques en tant que personnes, mais je n'ai pas d'idole en particulier.

boot
Est-il possible qu'un jour vous envisagiez de travailler pour la société Microsoft ?

Torvalds
Oui. Je ne refuserais pas un emploi pour la seule raison que le patron serait la société Microsoft, mais il faudrait que ce soit vraiment un travail de rêve et à l'heure actuelle je ne pense pas que Microsoft dispose d'un tel travail.

boot
Qu'est-ce qu'un travail de rêve pour vous ?

Torvalds
Me payer énormément pour jouer au jeu Quake (tremblement (de terre)) dans une île hawaiienne. Plus sérieusement, s'ils disposaient d'un travail vraiment intéressant dans mon domaine, je pourrais envisager de travailler pour eux. Je ne partage pas certaines convictions religieuses prétendant que la société Microsoft est diabolique et que M. Bill Gates est l'incarnation de Satan.

boot
Vous considérez-vous comme un évangéliste pour Linux ?

Torvalds
D'une certaine manière. Évidemment, je promeus Linux quand j'en ai l'occasion, mais je cherche en même temps à ne pas donner l'impression d'être partial. Je suis très partial, mais je veux reconnaître les bons côtés d'autres systèmes d'exploitation ne serait-ce que pour m'assurer que Linux en possède plus.

boot
Si Linux est votre plus grande réussite, quelle est la deuxième grande réussite de votre vie ?

Torvalds
Eh bien, je ne sais pas. Je ne présente jamais les choses ainsi. J'ai tenté de mener une vie dont je puisse être raisonnablement fier et Linux n'en forme qu'une partie. Je ne voudrais pas extraire Linux de ce contexte. Être papa, être une personne à qui on fait généralement confiance, mettre Linux au point --- ce ne sont que des aspects de cette même chose ; je ne sais pas ce que c'est. Je ne voudrais pas devoir classer ces aspects par ordre d'importance.

boot
Quels sont vos projets pour l'avenir de Linux ?

Torvalds
Je n'ai jamais eu de projets bien arrêtés. Il y a quelques années, je ne pensais pas que le calcul parallèle symétrique (SMP) revêtirait une importance quelconque. Il y avait des machines de type SMP, mais elles étaient assez onéreuses et pas vraiment accessibles à tous. De nos jours encore, la plupart des gens utilisent des machines ne disposant que d'un seul processeur. Mais il est très évident maintenant que le prix des machines disposant de deux processeurs a tant et si bien baissé qu'un utilisateur nécessitant une puissance de calcul modeste peut facilement en profiter. C'est pourquoi le système SMP est très important pour Linux de nos jours. Et puisque je n'avais pas de projets bien définis relatifs à SMP, je n'ai pas eu de problème pour m'aligner avec ce changement de réalité. C'est pour cette raison que je ne souhaite pas planifier l'avenir de manière précise. Le seul vrai projet est de faire un meilleur système. Et un meilleur système s'appuie sur les besoins d'aujourd'hui, et ces besoins changent.

boot
Est-il possible que vous dictiez ces besoins ?

Torvalds
Non, jamais je n'imposerai de telles choses. Je n'ai jamais vraiment imposé ce que Linux proposerait ou non. J'ai imposé la manière dont Linux proposerait certaines fonctionnalités, mais je n'utilise personnellement que peu des fonctionnalités proposées par Linux, car je suis un utilisateur qui recherche la puissance, et j'ai des besoins très particuliers. Je n'utilise jamais la carte son, par exemple, car cela ne m'intéresse pas, tout simplement. Mais il est évident que Linux propose d'utiliser les cartes son en dépit de cela.

boot
Mais alors, quand vous jouez à Quake... ?

Torvalds
C'est en silence. Je n'y joue pas tant que cela. J'apprécie beaucoup de disposer de Quake pour Linux, mais je ne suis pas un joueur invétéré. De temps en temps je lance une partie, comme je pourrais faire tout autre chose, mais je trouve qu'il est bien plus intéressant de faire du code, de la conception et du travail pour Linux.

boot
Où en est SMP ?

Torvalds
En ce moment, on se prépare doucement à la mise au point de la prochaine version stable du noyau, qui s'appellera Linux 2.2. Le noyau stable actuel, qui est le 2.0, propose SMP et il fonctionne pour la plupart des gens, mais il souffre de problèmes bien identifiés dans certaines configurations, il n'est pas très efficace dans certaines circonstances, et les noyaux en développement se comportent bien mieux en ces égards. Les choses sont plus lisses dans le cas de processus multiples employés sur deux processeurs, et de manière générale, les nouveaux noyaux profitent mieux de la présence de multiples processeurs. Mais ces choses évolueront encore. Jusqu'à présent, nous avons mis l'accent sur les configurations à deux et à quatre processeurs car c'est ce dont la plupart des gens a tendance à disposer, les bi processeurs ayant une longueur d'avance. Mais dans quelques années, ce sont peut-être les machines à huit processeurs qui deviendront abordables et peut-être nous faudra-t-il peaufiner nos algorithmes pour utiliser de telles machines à leur pleine puissance. On peut déjà employer de telles machines aujourd'hui, mais selon ce que vous en faites, il est possible que vos gains soient faibles.

boot
Quelles autres fonctionnalités la prochaine version alignera-t-elle ?

Torvalds
La prochaine version ne marquera pas une étape importante. Elle mettra surtout l'accent sur l'amélioration des performances. Il faut plutôt la considérer comme une version plus mûre de Linux 2.0. La version 2.2 proposera officiellement les architectures PowerPC et SPARC. Encore une fois, SMP y sera beaucoup, beaucoup plus mûr. Les performances y seront également meilleures.

boot
Quand pensez-vous que la nouvelle version sortira ?

Torvalds
Je m'attends à ce qu'elle soit prête cet été, probablement en juillet, peut-être en août.

Mais c'est difficile à dire, cela dépend. Peut-être un problème nous empêchera-t-il de sortir la nouvelle version avant septembre. Si tout baigne, nous serons prêts en juin.

boot
Et la version 3 ?

Torvalds
Rien n'est vraiment prévu. On cherchera surtout à mettre au point la possibilité de constituer des réseaux de calculateurs et à rendre le changement d'échelle plus facile. Mais on verra bien. De nouvelles contraintes voient le jour. Nous souhaitons proposer plus facilement certaines choses dont Wine a besoin pour son émulation de MS-Windows. C'est pourquoi la version 2.2 permettra déjà d'utiliser des processus légers pour les fenêtres avec Wine. Linux propose cela depuis déjà un moment, mais ce n'est pas propre aux fenêtres. La nouvelle version --- les nouveaux noyaux en développement --- auront des fonctionnalités particulières qui rendront certaines choses plus faciles à faire. Il faudra attendre pour voir ce qui se passera dans la version 3.0.

boot
Si vous vous trouviez dans un avion aux côtés d'un P.D.G. d'une des 50 sociétés brassant le plus d'argent dans le monde et qu'il n'utilisait pas Linux, que lui diriez-vous pour le persuader de l'utiliser ?

Torvalds
Le plus triste, c'est qu'une telle société utilise probablement déjà Linux, à l'insu de sa direction. Ils utilisent Linux dans le service d'ingénierie ou à l'assistance ou dans un service comparable, mais cela reste assez discret pour que la direction l'ignore.

boot
Et le directeur informatique ?

Torvalds
Il le saura probablement, mais peut-être pas. La manière habituelle pour Linux de prendre pied dans des organisations est d'être adopté par une petite équipe qui travaille sur un projet très précis. Elle met en place des serveurs pour le projet, et elle utilise Linux car c'est généralement ce qui demande le moins de papiers. On prend un ordinateur personnel de type PC qui ne sert à rien (ce qui ne signifie pas nécessairement un PC bas de gamme ; dans certaines sociétés, un ordinateur inutilisé peut parfois être un bi Pentium II), on y installe Linux, et ça fonctionne. Personne n'avoue officiellement l'employer, mais il est utilisé en plusieurs endroits et six mois plus tard, quand une autre équipe a des besoins semblables, ils le remarquent. Linux entre dans les sociétés de manière assez officieuse. Certaines sociétés (si et quand elles apprennent qu'elles utilisent Linux), décrètent officiellement que « c'est inacceptable », mais la plupart, en général, donnent une bénédiction discrète à l'emploi de Linux. Le département d'informatique peut ou non le mettre, selon les cas, sur sa liste de logiciels pour lesquels il propose une assistance.

boot
Le temps viendra-t-il où Linux ne sera plus disponible gratuitement ?

Torvalds
Non.

boot
Vous êtes bien prompt à déclarer cela.

Torvalds
Oui. L'une des raisons pour lesquelles je réponds si rapidement est qu'on m'a déjà posé la question et que je me suis assuré que personne ne puisse nous ôter cette gratuité, d'aucune manière que ce soit. Je suis persuadé, au fond de moi-même, que c'est une bonne chose et c'est ce que le copyright exige. Et quand quelqu'un me propose des modifications importantes, je ne lui demande pas de me faire parvenir aussi son copyright. Aussi, à l'heure actuelle, par exemple, le noyau dépend peut-être de 50 ou de 100 détenteurs du copyright et la licence de copyright à proprement parler n'a pas changé d'un iota. Il s'agit de la licence publique générale (GPL), et elle requiert la mise à disposition du code source. Pour mettre au point une version de Linux qui ne soit pas couverte par une telle licence, il faudrait que tous ces détenteurs du copyright s'accordent sur la nouvelle licence. Les parties du noyau qui sont entièrement miennes sont significatives, mais pas suffisamment pour en faire vraiment un bon système. J'ai fait cela consciemment. Je voulais me lier les mains de telle sorte que même ceux qui ne me font pas confiance personnellement, puissent s'assurer que je pourrais pas rendre Linux commercial, quand bien même le voudrais-je.

boot
Si Linux devait avoir un slogan, quel serait-il ?

Torvalds
J'ai très rapidement atteint la conclusion que tout ce que je reçois par courrier électronique est du vent, à moins que je ne voie du code ou que la discussion porte vraiment des fruits. Aussi utilisâmes-nous un slogan que nous avons repris à la société Nike, le fameux « Just do it » (fais-le donc !). Cela signifie qu'il ne faut pas discourir, mais agir ; et quand c'est fait, il faut le montrer à tous.

boot
La société Caldera prétend que la société Microsoft incite fortement les vendeurs à ne pas proposer Linux. Avez-vous des commentaires à apporter ?

Torvalds
C'est un fait non officiel qui n'a pas été prouvé, mais tout le monde veut bien y croire. Je ne pense pas que la société Caldera puisse obtenir de qui que ce soit qu'il admette cela officiellement. Ils disposent peut-être d'un début de fait, mais cela est très difficile à prouver. D'un autre côté, il faut accorder à la société Microsoft le bénéfice du doute, même si ce doute est faible. On ne peut pas les dénoncer sans apporter la preuve de ses dires.

boot
Vous cherchez toujours à le faire ?

Torvalds
Bien sûr. Je pense personnellement que la plupart des accusations portées à l'encontre de la société Microsoft sont probablement justes, mais je pense aussi qu'ils sont nombreux à agir malgré eux.

boot
À part la société Digital, quels fabricants d'ordinateurs proposent vraiment Linux en tant que système d'exploitation ?

Torvalds
De nombreuses sociétés mettent Linux sur la liste des systèmes qu'elles proposent. Il existe quelques fabricants de matériel qui apposent officiellement un sympathique autocollant « it works with Linux » (fonctionne avec Linux) sur leurs façades, mais c'est assez rare. La société Digital est l'une des plus importantes, mais même chez Digital, cela n'est pas très officiel. C'est en général une petite note, discrète, dans un coin de leur publicité.

boot
Et le manchot ?

Torvalds
Il n'a pas de signification précise, mais il rappelle un voyage en Australie que j'ai fait il y a quatre ou cinq ans, quand un manchot fée m'a mordu.

boot
Bon sang, c'est quoi un « manchot fée » ?

Torvalds
Les manchots fée sont des animaux féroces d'environ 25 centimètres de haut dont le bec ne pourrait pas tuer un homme, ni même un petit animal. Malheureusement, l'un d'eux m'a mordu alors que je tentais de l'apprivoiser. Ce fut le coup de foudre.

Quelques années plus tard, alors qu'on discutait du style de logo qu'on voulait (beaucoup voulaient un logo commercial, ennuyeux), j'ai décidé d'utiliser un manchot. Certaines personnes en sont encore fâchées, car elles pensent que ce n'est vraiment pas assez commercial, mais c'est plus censé être drôle que sérieux. Je suis bien plus heureux d'être associé à un logo drôle et un peu irrévérencieux qu'à quelque chose de statique et d'ennuyeux.

Linus 007

boot
Que faites-vous dans la société Transmeta ?

Torvalds
Je ne peux vraiment pas vous le dire.

boot
Très bien, alors que fait la société ?

Torvalds
Je ne peux vraiment pas vous le dire.

boot
Est-ce un secret si grand ?

Torvalds
C'est une société nouvelle ; elle n'est pas si grande. Mais on n'a pas encore finalisé le produit. Il existe deux types de sociétés nouvelles : celles qui racontent tout à tout le monde, bien avant qu'elles disposent d'un produit, pour faire beaucoup de bruit, et celles qui prennent tout le monde par surprise. On entend rarement parler de telles sociétés, sauf quand elles font un grand coup. J'espère bien que la société Transmeta fera un très grand coup !

boot
Il est évident que la société Transmeta vous emploie pour vos talents de programmation. Sont-ils associés à Linux ?

Torvalds
Pas vraiment. En réalité, j'ai eu plusieurs propositions quand j'ai obtenu mon diplôme. Et je ne voulais absolument pas que mon travail ait un rapport avec Linux, car je désire avoir la liberté de faire ce que je pense être juste sans dépendre d'un patron qui dit « Hé, il nous faut vraiment cette fonctionnalité pour gagner beaucoup d'argent. » Je ne voulais pas d'une telle situation. Je suis heureux que des programmeurs pour des systèmes Unix se trouvent dans une telle situation ; j'apprécie le fait que des sociétés commerciales fassent cela, mais je ne souhaite pas, personnellement, me trouver sous une épée de Damoclès représentant le succès économique.

Je me suis assuré que pour toutes les offres que je recevais, même celles qui n'avaient rien à voir avec Unix, la société reconnaissait que je pourrais continuer à travailler sur Linux. Mais la société Transmeta est excellente à ce sujet. Puisqu'ils utilisent énormément Linux, ils m'autorisent aussi à travailler pour Linux pendant les heures de bureau. C'est pour moi l'environnement de travail idéal.

boot
Quand la société Transmeta sera-t-elle prête à annoncer quelque chose au monde ?

Torvalds
Je ne pense pas pouvoir répondre à cela. Mais avec de la chance, ce sera le cas dans un an ou deux.

WordPress Appliance - Powered by TurnKey Linux